Mon parcours
J'entretiens un rapport curieux avec le monde arabe.
Je suis né au Maroc de parents eux mêmes enfants de fonctionnaires français natifs du continent. J'ai été rapatrié à l'âge de 6 mois, c'est dire que je n'ai aucun souvenir de mon pays de naissance. J'ai vécu mon adolescence à Marseille où mes parents me parlaient de leur jeunesse marocaine. Il semble, comme nombre de "coloniaux", qu'ils n'aient pas eu de contacts avec la population ce qui me paraissait choquant et absurde. Adulte, le pays me manquait, la civilisation arabe me manquait sans que je les connaisse. J'étais frustré d'avoir dû les quitter si tôt, de n'avoir pas eu le temps d'accumuler de souvenirs. Puis-je être nostalgique d'un pays que je ne connais pas ? de souvenirs de mes parents ? de faits passés avant ma naissance ?
Devenu photographe, j'ai décidé qu'il était temps de découvrir le pays dans lequel j'étais né et le monde du pourtour méditerranéen. J'ai bâti un projet intitulé "`Entre deux mondes". Fernand Braudel, Predrag Matvejevitch et son "Bréviaire Méditerranéen" sont devenus mes repères intellectuels dans les chemins de ma recherche photographique et de mon inspiration. Charles Henri Favrod, directeur du musée de l'Élysée de Lausanne a produit ce travail.
Mon périple en Méditerranée a duré sept années, j'ai parcouru tous les pays du bassin méditerranéen. J'ai élargi mes recherches. J'ai enfin découvert ce Maroc qui me manquait tant. De ces travaux, un ouvrage, "Entre deux mondes", a été édité chez Actes Sud avec un texte de Thierry Fabre en 2001.
J'entretiens un rapport privilégié avec Alep et la Syrie
En 1998, le projet "Entre deux mondes" était sur sa fin et je n'avais toujours pas d'images de Syrie. Le régime syrien m'inquiétait tellement que je retardais constamment mon séjour. Mais il était temps d'y aller. Bien m'en a pris. Sans bien me l'expliquer, c'est le pays méditerranéen dans lequel je me sens le plus à l'aise. Est-ce en raison de mes rencontres avec ce peuple attachant, son histoire et son patrimoine si riches et variés, avec les paysages et les villes antiques ? Certainement tout à la fois. J'ai exposé une partie de ce travail, en septembre 2001 à Alep, au Khan el Chibanieh, invité par Aleppo International Photography Gathering. Depuis, le pays et la ville ne quittent plus mes pensées.
Le projet "Les formes de l'ordinaire" est né: trois années de travail nocturne sur la vieille ville d'Alep, patrimoine de l'humanité. J'y porte un regard sur la problématique de la "restauration" d'une ville antique. Un livre, édité chez Le bec en l'air à Marseille en 2012, témoigne de cette approche. On peut comprendre que je sois très touché par la guerre qui fait rage en Syrie et par le sort de ses réfugiés jetés sur les routes. En vérité, le sort de tous les réfugiés et demandeurs d'asile m'affecte.
C’est ainsi qu’est née l’ébauche qui rassemblera ces visions de frontières, de barrières, de paysages, qui élargira l’horizon du spectateur par un travail photographique bien différent de ce que j'ai pu faire jusqu'à ce jour.
Mon projet: Refaire, rejouer ou répéter l’histoire du passage de la frontière.
Le décor
Au début il y a un décor: les frontières terrestres françaises à travers les Alpes et les Pyrénées. C'est le lieu du passage sur lequel je désire travailler. Ce sont des frontières massives, physiques, réelles. La morphologie du terrain les rend difficiles à franchir. Pourtant, des foules les ont franchi au cours des siècles.
Pour mémoire, les Alpes, sur 515km, ont vu le passage, entre autres, des émigrés italiens pour des raisons économiques au XIXe et au XXe siècle et politiques pour fuir le fascisme mussolinien au XXe.
Les Pyrénées, sur 623km, pour ne citer qu'un épisode récent, ont été le théâtre de la Retirada, l'exode républicain espagnol en février 1939.
Ces frontières alpines et pyrénéennes ont une charge symbolique forte et je veux en faire l’image de la frontière en général ; je travaillerai à proximité de la ligne, avec l'ambition de représenter toutes les lignes de séparation des peuples.
J'essaierai d'en comprendre l'espace, la lumière, les couleurs et en même temps l'histoire, les souvenirs, la charge émotionnelle. Dans ce décor, je viens y inscrire un élément de fiction: un acteur rejoue le passage. La reconstitution est faite l’œil tourné vers la France, vers notre territoire, première vision du voyageur lorsque il entre dans notre pays.
Passer la frontière bouleverse les hommes qui la franchissent. Que ressent-on à ce point de contact. L’exil ? La nostalgie du pays perdu ? Les périls, mais la liberté. Celui qui passe la frontière dans des conditions difficiles ne remarque pas la beauté du paysage. La franchir est son seul but, son obsession. Il ne se laisse pas distraire. S'il est refoulé, il reviendra.
Depuis mes tous premiers travaux sur les paysages de l'Andalousie en 1982 ou en montagne pour la Mission photographique de la DATAR en 1985 et 1986, j'ai tenté de montrer l'œuvre de l'homme sans jamais le mettre en scène. La palette de couleur des différentes cultures et forêts, les tracés des voies de communication, les limites des collines et des montagnes m'ont inspiré pour donner une vision positive de l'œuvre humaine. J'ai adopté un cadrage équilibré, savamment recherché avant la prise de vue. La recherche de la "belle" lumière était aussi essentielle. Je suis méditerranéen et transpose « ma » lumière méditerranéenne sur les sujets traités, quels que soient le lieu ou le climat. De Rochefort-sur-Mer aux sites du Débarquement en Normandie, du Touquet à la Pologne ou à la Bosnie, je les ai tous montrés sous cette lumière violente.
Il en est de même pour ce projet. Je veux magnifier la frontière pour rendre agréable le passage. Faisons comme si. Comme si c'était une belle promenade et non un calvaire. Ce sera un jeu aimable et sérieux à la fois. En même temps, l'envers de l'image parlera du passage du temps, de la tristesse inspirée par ce qui est perdu, de la fragilité de la condition humaine. Le paysage de ma fiction sera rendu attractif par un cadrage équilibré, le choix d'une lumière optimiste. Plus printanière et estivale qu'hivernale et triste.
Le tableau dans le tableau
J’introduis une photographie de très grand format en couleur ou en noir et blanc dans un décor réaliste, sorte de "tableau photographique" qui pourra représenter soit la vision d'un cauchemar de ville détruite ou au contraire la vision de ces instants de bonheur vécus dans le pays d'origine. La mise en scène en studio étant une fiction intemporelle, j'opère ici une recontextualisation, un espace-temps artificiel. Décor de théâtre dans le paysage de la frontière, j’invite le spectateur à découvrir une histoire plus large, venant d’un ailleurs disant l’origine du voyage et la souffrance du manque de la terre natale.
J'ai très peu travaillé en couleur ayant préféré le noir et blanc depuis mes débuts en 1982. J'ai bâti l'ensemble de mon œuvre sur ces gammes de gris. Marquer ce nouveau travail en mélangeant la couleur et le noir et blanc en montre la continuité. J'utilise mes propres photographies venant de projets et d'époques différents comme le fond photographique artificiel d'un portraitiste d'atelier.
L'attente
Les prises de vues devant le fond photographique sont complétées par un travail noir et blanc sur l'attente. Qu'elle soit un repos ou la préparation du passage, qu'elle soit plaisir, incertitude, inquiétude, espérance ou impatience, je tente de donner forme à ces sentiments et ces situations.
L'actrice/l'acteur
Nous allons rejouer la situation du passage dans des conditions décentes et dignes. Les "passagers" se présenteront dans des habits différents de ceux qu'ils auraient récupérés au cours de leur périple, qui leur auraient été donnés par des organisations ou des passants charitables. Ils n'ont pas eu le choix de partir, la route a été longue et ils arrivent à nos frontières en état de grande misère physique et vestimentaire. Ici, ils seront élégants, quel que soit le lieu choisi et ce sera peut-être, sûrement, dissonant, incongru, déplacé… mais nous allons redonner sa dignité à celle/celui qui passe en lui proposant de choisir son costume de scène.
Travail de création, de mémoire et d'actualité, voici exposé les éléments essentiels du projet.
le 29 janvier 2017